« Une ardente patience » d’Antoine Skármeta

37) Fiction-réalité au Chili (160pg) lu en 4 h

Si ce titre ne vous dit rien, peut-être que « Le facteur » vous sera plus familier. Ce film sorti en 1994 avec Philippe Noiret incarnant Pablo Neruda à l’écran. Il s’agissait de l’adaptation cinématographique de ce livre que l’auteur a mis 14 ans à écrire et on ne peut que l’en remercier. La libraire de la Mémoire du Monde à Avignon me l’a chaleureusement recommandé. Je recherchais d’autres titres de Giosué Calaciura mais il fallait attendre. Quel heureux hasard!

J’ai attendu la nuit pour débuter la lecture de ce nouveau roman et j’ai tout de suite été immergée dans l’univers. Pour ceux qui n’ont jamais vu le film, je détaille.

Antonio Skármeta, né en 1940 au Chili, romancier et cinéaste, journaliste alors, fut envoyé sur l’Ile Noire pour interviewer le poète Neruda et en tirer un article à sensation, ce qu’il ne fit jamais mais il apprit sa relation amicale avec un dénommé Mario Jimenez, son facteur. A la suite du putsch du général Pinochet en 1973, il s’exila aux États-Unis et ne revint que des années plus tard pour reprendre où il s’était arrêté. Il enquêta auprès des proches sur cette relation particulière.

Ce roman raconte comment un fils de pêcheur est devenu facteur avec pour seul et unique client le célèbre poète Pablo Neruda sur une île où presque tous sont analphabètes. Il nous décrit avec humour, finesse et beauté comment leur relation, d’abord banale et quotidienne est devenue par la magie du verbe et de la métaphore, une amitié vraie et profonde.

Savez-vous que Pablo Neruda joua plus ou moins l’entremetteur auprès de son ami? Mais si ce roman est très bien écrit, que l’on rit et sourit souvent, ému par la poésie, l’amour passionné éprouvé par Mario à l’égard de la belle Beatriz, on est aussi rattrapé par l’Histoire du Chili et sa dure réalité…

Un livre essentiel à découvrir, à lire, à offrir.

Pablo Neruda et son épouse Matilde Urrutia sur la Place Rouge à Moscou le 21/08/1962 (Photo I. Briliant).

Le_Facteur

Affiche de l’adaptation cinématographique

 
 
Extrait de Pablo Neruda,  « Entrada a la madera » dans ( Residencia en la tierra ),  De «Crepusculario » a « Las uvas » el viento», 1923-1954, (Obras completas, tomo I) page 324:325  Edición de Hernán Loyola. Galaxia Gutemberg, Barcelona, 1999:
 
Avec ma raison en berne, avec mes doigts,
avec de lentes eaux lentement inondées,
je tombe dans l’empire des myosotis,
dans une tenace atmosphère de deuil,
dans une salle oubliée et déchue,
dans une grappe de trèfles amers. 
 
Je tombe dans l’ombre, au milieu
de choses détruites,
et je regarde des araignées et je nourris des forêts 
aux secrets bois en devenir,
et je m’enfonce entre les fibres humides arrachées
dans l’être vivant de substance et de silence. 
 
Douce matière, ô rose aux ailes sèches,
dans ma descente je gravis tes pétales
avec des pieds lourds de rouge fatigue,
et dans ta dure cathédrale, je m’agenouille
et me frappe les lèvres avec un ange. 
 
Est-ce bien moi face à ta couleur de monde,
face à tes pâles épées mortes,
face à tes cœurs rassemblés,
face à ta silencieuse multitude. 
 
C’est moi qui meurs, 
face à ta vague d’odeurs
enveloppées d’automne et de résistance :
c’est moi qui part pour un voyage funéraire
entre tes jaunes cicatrices :
c’est moi avec mes plaintes sans origine,
sans aliments, tourmenté, seul,
pénétrant des corridors obscurcis,
atteignant ta matière mystérieuse. 
 
Je vois couler tes courants asséchés,
je vois croître des mains interrompues,
j’entends tes végétaux océaniques
crisser de nuit et de fureur secoués,
vers l’intérieur je sens mourir des feuilles,
qui incorporent de verts matériaux 
à ton immobilité déserte. 
 
Pores, veines, cercles de douceur,
poids, température silencieuse,
flèches collées à ton âme déchue,
êtres endormis dans ta bouche épaisse,
poussière de douce pulpe consumée,
cendre remplie d’âmes éteintes,
venez à moi, à mon rêve sans mesure,
tombez dans mon alcôve où la nuit se répand
et tombe sans fin comme une eau brisée,
et à votre vie, à votre mort agrippez-moi,
à vos matériaux soumis,
à vos fades colombes mortes,
et faisons feu, et silence, et son,
et flambons, et taisons-nous, et carillon.


Traduction de Bernardo Toro.

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