« La petite conformiste » d’Ingrid Seyman

38) Premier roman (Broché,192pg) lu en 24 heures

Esther n’est pas née dans la bonne famille et elle vous le fait savoir. Née par le mauvais hasard dans une famille de gauche dans le mitan des années 70, elle qui rêve d’un monde de droite. Ses parents sont des hippies, qui vivent en tenue d’Adam et Eve et mangent à poils dans le salon alors qu’elle rêve de porter de sages cols Claudine. Casser des choses passe chez elle pour une étape obligatoire de l’évolution d’une bonne gauchère mais elle s’y refuse. Esther est une excentrique.

« Nous n’avions pas de maison avec jardin, pas de salle à manger puisqu’on bouffait tous nus dans la cuisine et encore moins de pièce en trop, comme celle que les parents d’Agnès appelaient le « hall d’entrée » et dont la parfaite inutilité me semblait être le comble de la distinction. »

p.63

Son père Patrick est juif sans l’être vraiment. Il ne pratique pas mais souffre de ses origines et a peur des représailles.

« A l’inverse d’une partie de notre famille, mon père n’était juif que par intermittence. L’essentiel de sa pratique religieuse consistait à ajouter un suffixe à consonance israélite au patronyme des gens célèbres n’en étant pas encore pourvus. Et il suffisait qu’on entende à la radio les premières notes du tube ‘Boule de flipper’ pour que Patrick en baisse autoritairement le son et me convoque dans le salon :
« Esther, écoute-moi bien !
Corinne Charby, mon cul.
C’est Corinne Charbit qu’elle s’appelle.
Mais les Juifs ont peur, tu comprends.
Ils continuent à se cacher. »
J’appris ainsi que la plupart des gens qui passaient à la télé étaient de la même confession religieuse que mon père mais préféraient taire leurs origines par crainte des représailles. A trois ans, je ne savais pas encore en quoi consistaient ces représailles mais j’avais déjà peur, au cas où. »

P.8-9 Éditions Philippe Rey

Il est rongé par la peur et passe sa vie à rédiger des listes de tâches qu’il déclame tout haut. Un vrai calvaire. Il y a aussi la grand-mère, Fortunée, qui regrette l’Algérie et diffuse sa nostalgie aux petits-enfants. Une période heureuse lointaine. Patrick est donc pied-noir, juif mais pas complètement, hypocondriaque, obsédé par les listes, angoissé, maniaque et ses manies empoisonnent la famille.

« Contrairement à la judéité, le statut de pied-noir n’était pas transmissible. Mon frère et moi ne risquions pas de l’attraper, même en marchant pieds nus sur les trottoirs du Prado, lorsqu’on rentrait l’été de la plage de la Pointe-Rouge. Il n’en demeure pas moins que j’étais incollable en Algérie française car cette région du monde – et plus précisément le village de Souk-Ahras – constituait le principal sujet de conversation de mes grands-parents. Pas une semaine sans qu’Isaac n’annonce à Fortunée qu’ils allaient enfin toucher l’indemnisation prévue pour les rapatriés (c’était comme l’argent du loto : un truc qu’on ne gagnait jamais) et sans que ma grand-mère n’évoque, un mouchoir à la main en prévision de ses futures larmes, les plus fastes années de La Perle de Souk-Ahras. »

Rejoint par le petit frère, Jeremy, dans un autre genre, qui est une catastrophe à lui tout seul. Hyperactif, qui cumule les problèmes. A tel point, que leurs parents, pétris de contradictions, vont décider de les inscrire (et oui, il ne faut pas les séparer) dans une école catholique pour redresser Jérémy espérant l’aider ainsi à être un peu plus sage. Esther va donc aller chez l’ennemi, la dernière école où sa mère Babeth – une soixante-huitarde convaincue- veut qu’on les envoie mais c’est Patrick qui a le dernier mot.

« L’idée pouvait encore moins venir de ma mère qui, de toute son enfance, ne m’avait jamais raconté qu’un seul épisode en détail : l’internat catholique de Notre-Dame-du-Mont, où de méchantes sœurs (qui n’étaient pas mes tantes) l’avaient, quinze ans durant, forcée à croire en Dieu à coups de baguette sur les doigts et contrainte à manger (en remerciant Dieu avant) trois plâtrées d’épinards sans crème à la semaine. C’est grâce à ces sœurs-là qu’on ne mangeait pas d’épinards chez nous. ça s’appelait la résilience. »

P.26

Une école dans le quartier le plus bourgeois de Marseille où à sa grande surprise, Esther va se faire des amies chez lesquelles elle aura même son rond de serviette mais elle aura une crainte, qu’elles découvrent ses origines (modestes, religieuses et politiques).

« J’avais mon rond de serviette chez les Robert, les Lafond et les Barthélemy de Saizieu. Chez eux, je menais la vie de château, une existence sans représailles, faite de gâteaux au yaourt confectionnés par des mères au foyer et par ailleurs profs bénévoles de catéchèse, de dîners en famille sans les couilles de mon père avec des miettes de pain dessus (on ne mangeait jamais nu chez les Robert), de parents qui s’aimaient sans briser d’assiettes sur les murs et jamais en levrette sur le clic-clac du salon. « 

p.41-42

Un roman haletant où Esther ne mâche pas ses mots en parlant de sa famille tout en interrogeant notre rapport à la normalité. Cet enfant nous renvoie aussi nos contradictions, si souvent présentes chez l’être humain et mises à jour avec humour et lucidité ici. C’est fort, drôle souvent mais aussi grave et bouleversant. Ingrid Seyman évoque aussi la souffrance d’une enfant, qui n’est pas en phase avec sa famille et cherche un moyen pour être acceptée (la réussite scolaire, la religion, etc.) et s’épanouir.

« En CM1, je me mis ainsi à vouer une passion maladive à l’orthographe et la grammaire, maîtrisant comme personne règles et exceptions. J’aimais les -eau, les -ai au lieu des -é. J’avais de l’affection pour les participes passés irréguliers. Je jouissais en apprenant des listes de « sauf » (hibou, caillou…) et d’obscures terminaisons de subjonctif imparfait. Au Noël de mes huit ans, j’exigeai un tableau de maîtresse et Jérémy me fut livré en guise de cobaye. Chaque soir, après l’école, je fermais la porte de la chambre derrière nous et menaçais son œil sans sparadrap de ma baguette : tu l’as pourtant bien vu ce mot, Jérémy ! Alors tu l’écris ! Et tu le réécriras jusqu’à ce que tu n’aies même plus à penser pour le faire. »

P.56

« Mon frère et moi réagissions de façon distincte à ces différends conjugaux. A la première assiette fracassée sur le mur, Jérémy devenait un autre, mais un autre qui lui ressemblait, dans une version plus terrifiante. il se transformait d’abord physiquement, un peu à la manière de Hulk, en suivant toujours les mêmes étapes: il commençait systématiquement par se mordre la main droite avant d’entamer une espèce de ronde autour du ring choisi par mes parents pour s’affronter.

Et tandis que Patrick et Babeth se battaient à la table de la cuisine, autour d’un château de sable ou à même le sol à coups de plateau de Monopoly, mon frère faisait le tour de la table (du château ou de la moquette) en bondissant. Ses yeux, déjà très clairs, se transformaient au fil des coups qui pleuvaient et des sauts qui agitaient son maigre corps en deux billes translucides qui auraient fait pâlir d’envie le plus maléfique des monstres à trois têtes. Il se mettait ensuite à gémir d’une voix bien trop puissante pour son âge. Et puis le gémissement devenait grognement, cri sorti des entrailles de la terre, dont je ne parvenais pas à décrypter le sens. Jérémy menaçait-il mes parents? Les exhortait-il au contraire à continuer à se battre? Je n’aurai su le dire, et j’imagine que Babeth et Patrick non plus. Car ce cri ne produisait jamais le moindre effet sur eux. « 

P.78

Mais une enfant qui souffre aussi beaucoup des troubles de ses parents (obsession de son père pour les listes, hypocondrie,etc.) et de la passivité de sa mère (malgré les disputes, elle ne divorce pas, accepte toujours le caractère insupportable de Patrick) devant une situation, qui est toxique et dont seule elle, Babeth, peut les sortir.

« Désespérant de voir Babeth s’occuper réellement des papiers du divorce, j’entrepris de lire l’intégralité des romans d’Agatha Christie, afin de libérer notre foyer de l’encombrante présence de Patrick. L’idée de commettre un parricide ne m’enchantait pas plus que cela. Mais je n’avais pas le choix. Si personne n’était prêt à prendre ses responsabilités dans cette famille, c’était à moi qui vais toujours été la plus pragmatique de tous – qu’il incombait de faire le nécessaire. « 

P.85, Chapitre 13

Esther a un regard sans concession sur le monde des adultes et sur le mal qu’il inflige aux enfants, inconsciemment et égoïstement.

Ces lignes sont fortes(ci-dessus en rouge). Elle se doit d’agir en place de sa mère, qu’elle aime par-dessus tout mais voit incapable de le faire tout en expliquant à ses enfants qu’il s’agit d’histoires d’adultes. Esther est mature même si ses projets font sourire et on parle ici de maltraitances (cf. citation en bleue et violence diffuse dans le livre).

Un roman fort à lire sans l’ombre d’un doute, qui touche des sujets sérieux sans en avoir l’air et vous fera passer un agréable moment en compagnie d’Esther et de sa drôle de famille.

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