« Les filles au lion »de Jessie Burton

54) L’énigme des Filles au lion(496 g) lu sur 5 jours

Après un excellent premier roman (« Miniaturiste », 2014) https://blogapostrophe.wordpress.com/2020/10/03/miniaturiste-de-jessie-burton/?preview=true, qui nous plongeait dans les guildes hollandaises du XVIIème siècle à travers la sphère prophétique du monde miniaturiste d’une maison de poupées, Jessie Burton nous livre ici un second roman tout aussi éblouissant, inspiré des saintes espagnoles Justa et Rufina, artistes et martyres au IIIème siècle.

« Les filles au lion » se déroule entre deux espaces temps et dans deux pays de l’Europe. De Londres à Malaga, au cœur de l’Andalousie. L’histoire débute en 1967 avec poésie et mystère, dans une boutique de chaussures londonienne où les clientes prennent l’apparence de sorcières. Chaque détail prend l’allure d’un conte, que nous dévorons avec gourmandise. Frémissant, exprimant tantôt une moue de dégoût tantôt un sourire de soulagement.

« […](« on appelait ça « la confiture d’orteils »). Cynth disait qu’on aurait pu mouler un pied entier avec tous ces déchets, un monstre capable de danser la gigue tout seul.« 

P.18

« […]son cri d’effroi enchanté en imaginant ces pieds sans orteils. »La sorcière aux moignons![…]Elle vient te chercher, Delly! » […]Cette femme était peut-être une sorcière venue me montrer une autre voie.[…]sa présence m’apparaît comme le dénouement macabre de ce chapitre de mon existence »

P.19

Odelle, une jeune fille à la peau ambrée, originaire de Trinidad dans les Caraïbes nous raconte comment son destin a pris un chemin différent. Elle nous raconte son parcours de Port of Spain à l’Angleterre accompagnée de sa meilleure amie Cynth. C’est une fille brillante, douée pour l’écriture mais dans un univers patriarcale et farouchement hostile aux étrangers. Pourtant, une lettre va changer son destin.

Un emploi de dactylo dans une galerie d’art, davantage que ce qu’elle pourrait rêver étant donné sa couleur de peau. Odelle va rencontrer Marjorie Quick, une personnalité haute en couleur, qui va la prendre sous son aile et l’encourager à écrire.

« Comme beaucoup d’artistes, tout ce que je créais était lié à ce que j’étais, et je pouvais donc souffrir de l’accueil réservé à mon travail. L’idée qu’une personne puisse séparer sa propre valeur de celle de sa production était révolutionnaire.« 

P.180

« Le poème pour le mariage[…] représentait pour moi un exemple parfait de ce sentiment que mon travail d’écriture était entravé par les contraintes. J’avais écrit pendant si longtemps dans le but précis de provoquer l’approbation que j’avais oublié la genèse de mon impulsion: la création pure, libre, existant en dehors des paramètres de la réussite et de l’échec. »

P.181

De l’autre côté, elle va croiser un jeune homme, Lawrie Scott avec qui elle va se lier.

« Je l’ignorais mais un lien s’était tissé. Qui avait suggéré quoi, qui avait voulu quoi – cette curieuse danse des allusions et des attitudes des premières fois – n’avait plus d’importance. Nous étions dépendants l’un de l’autre sans vraiment nous connaître, comme peuvent l’être les jeunes gens quand ils n’ont jamais été brûlés, meurtris ou rejetés, quand ils partagent tout et commettent l’erreur de croire que l’autre est la réponse à leurs questions confuses. »

(Odelle & Lawrie) P.152

Il a hérité un tableau de sa mère auquel elle tenait énormément mais il n’en sait pas davantage. Les filles au lion. Sublime, il hypnotise quasiment ceux qui l’observent par ses couleurs incandescentes et par la scène qu’il dépeint. Signé seulement de deux lettres: I et R. Lawrie décide de le montrer à la galerie où elle travaille. Marjorie Quick a une réaction surprenante, comme si elle en savait davantage qu’elle ne voulait bien le dire, ce qui interroge Odelle. Elle décide de percer l’énigme.

En parallèle, sans lien apparent, le lecteur effectue des sauts dans le temps. Le premier page 77, nous quittons avec regret Odelle et Marjorie pour rencontrer les membres de la famille Schloss, à Arazuelo, en Andalousie en 1936. Une jeune fille prénommée Olive tient une lettre dans sa main, qui peut décider de son destin. Sa mère Sarah dort sous l’effet d’un somnifère, ignorant tout de ce qui fait vibrer son enfant. Et le père, Harold, est plus souvent absent que présent pour vraiment s’intéresser à elle. Ils voyagent souvent et viennent de s’installer dans cette finca un peu délabrée, dans une atmosphère de désolation. Deux locaux, un frère et une sœur, vont apporter des présents aux nouveaux venus et devenir des familiers des Schloss, travaillant pour le couple l’un et l’autre. Olive va tisser un lien particulier avec chacun d’eux et s’attacher à cette terre d’Espagne.

« Après une décennie passée à dévorer des romans, Olive savait que les hommes séduisants représentaient un danger mortel. Leur histoire se répétait au fil des siècles, les laissant indemnes d’une page à l’autre, tandis que les filles étaient montrées du doigt, des filles étaient perdues. Des filles finissaient muettes comme des statues, piteusement décorées. »

P.109-110
P.118

Les liens apparaissent doucement au fil du roman mais plusieurs fils ne sont pas encore déroulés. L’auteur nous réserve des surprises et pas une seconde, notre attention ne décroît. Des liens tissés entre Odelle et Marjorie Quick, de sa liaison avec Lawrie en périphérie de celle-ci. On s’interroge sur l’origine du tableau, a-t-il tout dit? On suit l’enquête d’Odelle avec attention. Et de la relation du beau-père avec sa mère, celle-la même qui avait le tableau, des éléments à rassembler pour comprendre l’ensemble… Pourquoi autant de mystère autour de ce tableau et de l’artiste qui l’a réalisé? Le sujet du tableau est aussi source de controverse.

L’origine d’Odelle va permettre d’aborder l’héritage colonialiste britannique, un aspect de l’Histoire peu connu. Et Olive va assister à la guerre civile d’Espagne, sanglante et n’épargnant personne. Jessie Burton a choisi d’évoquer des faits historiques à travers le prisme féminin d’amitiés fortes. Des femmes qui ont besoin du concours des hommes pour trouver protection et appui, qu’il s’agisse de Londres ou de l’Andalousie mais qui dessinent leur chemin pour s’en affranchir et renverser la tendance.

Jessie Burton a une façon bien à elle d’écrire et de captiver son lectorat, empreinte d’originalité, de poésie et de mystère. Elle titille votre curiosité crescendo, vous apportant les éléments, qui vont tisser l’intrigue, morceau par morceau, jusqu’à l’apothéose finale de main de maître.

Un roman passionnant, féministe, fort, prégnant, vous plongeant dans une histoire familiale chargée traversant les époques, la guerre, les océans, les sentiments, pour vous livrer le mystère des filles au lion. Évoquant la Création, le talent, l’Amitié et l’Amour comme source de toute chose.

« Elle se sentait démultipliée, comme si une porte, longtemps cachée en elle, s’était ouverte, dévoilant un couloir sinueux, dans lequel elle courait. Depuis le moment où elle avait rencontré cet homme, il restait accroché à son imagination. Il avait amplifié ses sentiments, doublé la profondeur de ses horizons. Pour une fois dans sa vie, quelqu’un lui avait donné l’impression d’être grandiose. »

P.218

Entre Art et Sentiment, l’être humain au cœur de cette envoûtante énigme, qui nous parle avant tout de la place de la femme dans une société d’hommes. Un vrai coup de cœur.

« Saintes Juste et Rufine » (1817-1818) peintes par Francisco de Goya avec le lion à leur pied.

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