« Les enfants sont rois » de Delphine de Vigan

60) Réseaux sociaux ( 352 pg) lu en 48 H

Voici le petit dernier de Delphine de Vigan (février 2021). Autrice de l’excellent « Rien ne s’oppose à la nuit «  et du tout aussi captivant « D’après une histoire vraie ». Sa plume est percutante. Traduite dans le monde entier et récompensée par de nombreux prix dont les prestigieux Prix Goncourt des lycéens et Renaudot (deux fois!).

Ici, elle s’attaque aux parents, qui exploitent impunément leurs enfants en commercialisant leur image sur les réseaux sociaux profitant du manque de législation actuelle. Elle nous replonge dans la folie de la première télé-réalité avec Loft Story et Loana, qui a marqué les esprits. Je me rappelle avoir été choquée à l’époque, que l’on puisse permettre ça. Les journaux appelaient ça de la télé-poubelle mais le public regardait, médusé, la vie de ces pinconnus, enfermés, filmés H24 jusque dans la salle de bains, sans aucune intimité et de leur propre chef. C’était du jamais-vu. Pendant plus de deux mois, comme elle le rappelle dans son roman, et à leur sortie, ils étaient devenus des stars. Après, le phénomène s’est reproduit et a pris de l’ampleur, sous différentes formes et la notion d’intimité a ainsi changé pour les nouvelles générations. Big Brother n’a pas eu à forcer beaucoup. Les réseaux sociaux ont fait le job.

« Les enfants sont rois » parle donc des réseaux sociaux où tout le monde s’affiche mais surtout des parents, qui font des bénéfices en publiant des vidéos de leur(s) enfant(s) sur des chaînes youtube spécialement créées dans toutes les situations possibles et imaginables, dans leur intimité, sans scrupule, sans penser aux conséquences de cette surexposition, en quête de toujours plus de like de leurs abonnés car il faut attirer l’attention, occuper l’espace, générer des vues au maximum. Donner l’impression d’être heureux, de vivre dans un monde idéal.

« Il suffisait de regarder les plateformes de partage pour voir que la notion d’intimité, d’une manière générale avait profondément évolué. (…) une époque où il était normal d’être filmé avant d’être né. Combien d’échographies étaient publiées chaque semaine sur Instagram ou Facebook ? Combien de photos d’enfants, de famille, de selfies ? Et si la vie privée n’était plus qu’un concept dépassé, périmé ou pire, une illusion ?« 

Évidemment, elle ne montre pas le côté plaisant du travail de youtubeur pour l’enfant. Des enfants qui ont out (en apparence), que peuvent-ils espérer après ça? Et surtout, en pratique, si on supprime leurs armoires débordant de vêtements neufs, leurs chambres remplies de jouets dernier cris, ont-ils vraiment le temps d’y jouer à part face caméra? Et sans un dialogue préparé pour répondre à la demande des parents et surtout des abonnés? Ont-ils le temps de rêver? De s’ennuyer? Et le manque d’anonymat, ne pèse-t-il pas sur eux? Car ces enfants sont soit adulés soit détestés car enviés pour leur célébrité. Et ils n’ont pas leur mot à dire. Aucune place à la spontanéité. Tout est calculé, étudié, milimétré. Le rythme est soutenu. La description du quotidien de ces enfants stars est terrifiante. Sous le vernis brillant et pailleté, on découvre la réalité impitoyable et dramatique.

Dans cet univers, Delphine de Vigan va nous parler de deux femmes: Mélanie Claux et Clara Roussel. La première est maman d’enfants youtubeurs, enfants stars suivis par des millions d’abonnés. La seconde est procédurière, une femme, qui rédige les procès-verbaux à l’hôtel de police et prend son travail très à cœur. Elles vont se rencontrer à l’occasion d’un drame. Deux destins contraires.

« La première fois que Mélanie Claux et Clara Roussel se rencontrèrent, Mélanie s’étonna de l’autorité qui émanait d’une femme aussi petite et Clara remarqua les ongles de Mélanie, leur vernis rose à paillettes qui luisait dans l’obscurité. « On dirait une enfant » pensa la première, « elle ressemble à une poupée » songea la seconde.
Même dans les drames les plus terribles, les apparences ont leur mot à dire. »

citation de la 4ème de couv.

Mélanie Claux a beau être coupable de ne pas avoir protégé ses enfants, d’avoir commercialisé leur image, on ne parvient pas à la détester complètement. On la découvre enfant et apprend à la connaître, à comprendre son fonctionnement, ses faiblesses, ses manques affectifs sans pour autant tout lui pardonner.

« Accrochée au bras de son mari, Mélanie revivait pour la dixième fois ce temps devenu inaccessible qu’elle aurait voulu de toutes ses forces soustraire au réel, un temps impossible à annuler, et contre lequel le plus grand chagrin, les plus sombres regrets ne pouvaient rien: ce moment où son fils était remonté du jardin pour la prévenir qu’il ne trouvait plus sa sœur. »

P.66

« A Pâques ou à Noël, lorsqu’ils se retrouvaient en famille, la mère de Mélanie manifestait toujours une joie supérieure en voyant sa sœur. C’était quelque chose d’imperceptible, une octave plus haut dans sa voix, un mouvement plus rapide, plus spontané de son corps, mais Mélanie ne pouvait ignorer cette différence de traitement, ce supplément d’enthousiasme et de chaleur. […] Mais ne rien savoir, ne rien voir, était pire encore.

P.111

On suit aussi l’évolution de la policière Clara Roussel. De son enfance à son entrée dans la police. Son univers familial comparé à celui de Mélanie Claux. Chacune vient de milieux différents mais a connu le début de la télé-réalité à sa façon. Chacune a construit sa vie de façon diamétralement opposée.

« Il avait insisté et Clara avait fini par formuler que non, elle ne voulait pas d’enfant. Dans ce monde dont il lui semblait percevoir chaque piège, chaque impasse, chaque désastre à venir, c’était une faiblesse, une inconscience auxquelles elle avait renoncé. »

P.100

« Elle aurait voulu être capable de vivre au moins une grande histoire d’amour – elle aime cette expression, aussi galvaudée soit-elle, quand elle l’entend prononcée par ses jeunes collègues – , mais cela aurait exigé une forme d’abandon dont elle n’a jamais été capable. elle aurait peut-être dû s’allonger sur un divan pour en comprendre les raisons mais elle a choisi de se tenir debout, quoi qu’il arrive. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours été dans cet état de tension, de vigilance, voire de méfiance, qui lui semble aujourd’hui indissociable de son métabolisme. Elle ne peut s’empêcher d’envisager le coup d’après : la chute ou la trahison. »

P.277-278

L’auteur met en scène les dérives de notre monde actuel, les dangers qu’il représente et les différentes conduites que l’individu lui présente. Certains tentent de se protéger, en limitant leur empreinte numérique, d’autres plongent à bras ouverts dans ce monde virtuel factice où ils ne voient pas les pièges, en pensant y trouver une vie meilleure. Un roman glaçant mais très réaliste sur notre société moderne, qui remplace peu à peu le réel par du virtuel et voit de plus en plus de jeunes effrayés par le monde réel, refusant de quitter leur domicile, scotché à leur écran du matin au soir.

Après si j’ai été emportée dès les premières lignes, j’ai trouvé certaines redondances et certaines longueurs lorsqu’elle détaillait les chiffres, la réalité des réseaux pour étayer sa thèse. Ce roman (352 pages au format broché) aurait pu être plus court en disant la même chose. Mais j’adhère pleinement au fond. Et l’intrigue était bien trouvée. Un roman à ajouter à votre PAL sans hésiter.

Citation d’Annie Ernaux P.261

« Nous avons eu l’occasion de changer le monde et nous avons préféré le téléachat. »

Citation de Stephen KING

Laisser un commentaire